Pr Aly Tandian (UGB Saint-Louis) : « Le Sénégal peut dérouler une politique de migration circulaire rigoureuse… » (INTERVIEW)

Mercredi 27 Novembre 2024

Une rencontre de haut niveau s’est ouverte ce mercredi 27 novembre 2024, et pour deux jours, sur le thème « Gouvernance des migrations sénégalaises sous le prisme d’une politique de souveraineté ». A cette occasion, Impact.SN a eu un entretien avec le Pr Aly Tandian, enseignant-chercheur à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis. Il est également le président de l’Observatoire sénégalais des migrations.

Pr Aly Tandian, enseignant-chercheur à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, président de l’Observatoire sénégalais des migrations.

L’arrivée d’un nouveau pouvoir au Sénégal en avril 2024 n’a pas ralenti les envies de migrer chez des milliers de jeunes, hommes et femmes. Cela vous surprend-il ? 

 

Au Sénégal, on oublie souvent que le temps des politiques n’est pas forcément celui des populations. La preuve, au moment où les premiers résultats de  l’élections présidentielle se confirmaient, le 31 mars 2024 une pirogue sénégalaise de 171 personnes, avec 4 femmes à bord, est arrivée à El Hierro en Espagne. Et le 28 mars 2024, deux pirogues avec 124 migrants ont été secourus dans les eaux proches de l'île de Gran Canaria. Plus récemment, une pirogue avec 150 personnes dont 3 enfants en provenance du Sénégal a débarqué à El Hierro le 22 novembre 2024.

Nous avons des populations qui veulent être plus des acteurs et moins des victimes de leur temps et de la mondialisation, et elles pensent que ce sont les migrations qui vont les ouvrir les portes et pas les promesses politiques.

 

Comment analysez-vous les premières mesures annoncées par le gouvernement sénégalais pour contrecarrer la recrudescence de ces vagues de départs ? 

 

A vrai dire, il y a trois sorties officielles. La première, c’est la mise en place du numéro vert, une sorte d’appel à la délation pour lutter contre les migrations irrégulières. La deuxième, c’est l’invite aux guides religieux pour qu’ils parlent aux jeunes, candidats à la migration irrégulière. Enfin, la troisième sortie est l’opération « Djoko » qui a mobilisé l’armée et la gendarmerie. Ce sont des mesures qui ont réussi certes à empêcher des départs de candidats à la migration irrégulière mais sans réellement effacer l’envie de partir. Ce sont des mesures qui confirment la gestion sécuritaire, une option tant vantée malgré ses limites. 

 

« Tant que les solutions ne viennent pas de nos pays, nous allons continuer à gérer un coup des départs massifs, un coup des moments de répit. »

 

Je pense que ce dont nous avons besoin dans les pays d’Afrique, ce ne sont pas des mesures pour effacer temporellement l’envie de partir ou encore d’installer la peur dans les esprits. Pour contrecarrer la recrudescence des départs, nos politiques devraient offrir des alternatives et de ne plus continuer à voir la migration comme un problème alors qu’elle est une opportunité. Tant que les solutions ne viennent pas de nos pays, nous allons continuer à gérer un coup des départs massifs, un coup des moments de répit. C’est le cas avec les précédents régimes et nous risquons de nous engouffrer aujourd’hui dans la même approche. Pour contrecarrer la recrudescence des départs, il faut des initiatives innovantes et avoir tous les acteurs au tour de la table, ce qui est très loin d’être le cas. 

 

Tous les acteurs qui se retrouvent au tour d’une table, ce serait pour quelles initiatives innovantes, par exemple ?  

 

Une bonne gouvernance des migrations suppose d’adhérer aux normes internationales et de garantir les droits des migrants, de lutter contre les stigmatisations et les idées reçues, de garantir le respect des principes d’égalité et de non-discrimination, ainsi que l’accès à la protection. Il nous faut arriver à une compréhension commune des migrations, ce qui exige des partenariats pour élaborer des approches complètes et efficaces. Je pense que c’est de cette façon que nous pouvons arriver à des migrations dans des conditions sûres, en bon ordre et, surtout, dans la dignité. 

 

Au Sénégal, Les navires de la marine nationale sont de plus en plus actifs dans l’arraisonnement des bateaux de migrants. C’est une dimension qui manquait dans la lutte contre le phénomène ?

 

Pratiquement chaque semaine à travers les médias, on nous annonce que les navires de la marine nationale ont réussi à arraisonner des bateaux de migrants. Personnellement, je pense que cela devrait plutôt nous inquiéter. La récurrente prise des bateaux de migrants laisse deviner non seulement la détermination des candidats à la migration irrégulière mais surtout l’absence d’offre d’alternative. Si depuis 2006 on nous parle des bateaux de migrants arraisonnés, c’est parce que depuis cette période nous sommes dans la gestion sécuritaire et non dans la gouvernance des migrations. 

 

« Si depuis 2006 on parle des bateaux de migrants arraisonnés, c’est parce qu’on est dans la gestion sécuritaire et non dans la gouvernance des migrations. »

 

Il faut que des solutions nous viennent d’en bas et qu’elles soient spécifiques aux régions, aux sexes et âges, aux catégories socioprofessionnelles, etc. On ne doit plus continuer à voir des propositions de formations en aviculture ou en apiculture pour des jeunes qui ne savent faire que la pêche ou encore des plans de formation à l’embouche bovine pour des pêcheurs. Ce qui manque véritablement, c’est de créer un récit commun autour de la migration sur un pied d'égalité, entre pays de départ et pays de destination. Ce n'est qu'en travaillant ensemble ainsi et avec la contribution de tous, ONGs et universités, que nous pourrons relever tous les défis.

 

Ne devrait-on pas finir par admettre que chez la plupart de nos migrants potentiels, le désir radical de migrer n’a pas forcément de lien avec ce que les pouvoirs publics peuvent offrir - ou pas - en termes d’opportunités ?

 

Il y a tellement de biais qu’il faut rapidement corriger cela. D’abord, les campagnes de sensibilisation contre les migrations irrégulières se font dans les zones de départ alors qu’elles devraient être plus efficaces si elles étaient organisées au niveau des zones d’origine. Ensuite, en toute naïveté, on pense que ce sont les plus pauvres qui migrent. ce qui n’est pas toujours le cas. Puis, on estime que les causes profondes des migrations sont exclusivement matérielles. Or, il est avéré que les raisons immatérielles - la structure de nos familles, la position dans la fratrie, etc. - expliquent en partie les migrations. 

 

Au Sénégal, nos recherches nous ont appris que l’on migre d’une part pour être une personne d’honneur et d’autre part pour craindre la honte. La migration n’est pas un phénomène, elle est un fait social. En conséquence, il faut des réponses basées sur des évidences scientifiques. Les opportunités pensées à partir des tours d’ivoire ne marchent pas, il faut de l’empirie pour apporter des réponses adaptées et actualisées. 

 

Quelle signification politique peut avoir, pour les pouvoirs publics, cette persistance des flux migratoires en dépit du changement de régime ? 

 

Le changement de régime semble être souhaité par la majorité des Sénégalais. Les élections présidentielle et législatives ont bien confirmé l’envie de se lancer dans de nouveaux engagements politiques. Cependant, les promesses faites tardent à se réaliser et cela est incompréhensible par certaines populations. Elles espéraient voir des changements radicaux dès les premières heures de l’alternance, ce qui n’est pas encore le cas. Voilà en partie ce qui explique les départs irréguliers vers l’Espagne. 

 

« Il faut arrêter ces formations en aviculture, apiculture ou embouche bovine pour des jeunes qui ne connaissent que la pêche.»

 

C’est difficile de parler de découragement mais il y a un sentiment de doute qui a su gagner des esprits, surtout dans un contexte de souffrance du panier de la ménagère. En clair, les flux migratoires peuvent être vus comme une sorte de pression sur le nouveau régime. En face du temps des politiques, il y a le temps des gouvernés. Cette situation laisse penser que le temps doit être appréhendé à la fois comme une ressource essentielle et une contrainte forte et invisible de la vie politique.

 

Selon vous, qu’est-ce qui n’a jamais été essayé en termes de prise en charge de la lutte anti-migratoire et qui mérite d’être tenté aujourd’hui ?

 

Les politiques migratoires sont souvent en décalage par rapport à la réalité des flux. C'est autour de ces paradoxes que le Sénégal doit formuler sa propre réponse en faisant la promotion d’une meilleure coordination des interventions et des actions afin d'assurer une meilleure gouvernance de la migration en lien avec les nécessités du développement et de la préservation de l'environnement. 

 

Le Sénégal doit également faire la promotion du dialogue national et la coopération sous-régionale, régionale, continentale et internationale en matière de migration en renforçant les connaissances des acteurs sur les liens entre la migration, le changement climatique et l'environnement et mettre en œuvre des mesures appropriées pour une gestion optimale de ces liens, en particulier des impacts du changement climatique sur les mobilités humaines. 

 

Enfin, le Sénégal doit se pencher sur la promotion et l'encadrement de la migration de main-d'œuvre, circulaire, en incluant des dispositifs et outils de gestion surtout dans un contexte où en Espagne, le Premier ministre souligne que seule l’immigration pourra permettre à son pays de relever les défis posés par le vieillissement de la population et le faible taux de natalité. 

 

Là, ce sont des pistes que vous indiquez aux autorités !

 

Je pense que de manière intelligente, le Sénégal peut dérouler une politique de migration circulaire avec un suivi rigoureux des étapes clés et mécanismes suivants la définition d’un cadre légal et institutionnel, l’identification des secteurs prioritaires, le renforcement de la formation et l’employabilité, la mise en place des mécanismes de financement, l’assurance d’une protection sociale et juridique des migrants, la sensibilisation et l’accompagnement, le suivi et l’évaluation. 

 

« Le Sénégal doit faire la promotion du dialogue national et la coopération sous-régionale, régionale, continentale et internationale en matière de migration. »
 

Un programme de migration circulaire permettrait à des travailleurs sénégalais de se rendre dans un pays africain, européen ou asiatique pour travailler pendant une certaine période avant de retourner au Sénégal. À leur retour, ils pourraient bénéficier de formations pour développer des entreprises locales avec le soutien des fonds envoyés ou des compétences acquises. 

Propos recueillis par Momar Dieng
Nota bene : cet entretien a été réalisé en ligne dans la journée du 24 novembre 2024
 

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